Efficacité vs Efficience : Quel modèle de performance?

Chaque jour, des professionnels se félicitent d’avoir 'fait le job' — d’avoir atteint leurs objectifs, respecté les délais, enchaîné les réunions. Mais derrière cette impression de maîtrise, une question persiste : à quel prix, et pour quelle efficacité réelle ? Une distinction, pourtant essentielle, reste floue : celle entre efficacité et efficience. Deux notions proches, souvent utilisées comme synonymes, mais qui n’engagent pas les mêmes dynamiques, ni les mêmes conséquences à moyen terme.

Efficacité : produire un résultat attendu

Être efficace, c’est obtenir le résultat escompté. Finaliser un rapport avant la deadline, conclure une négociation importante, atteindre les objectifs trimestriels : voilà des exemples typiques. L’efficacité repose sur un critère simple et binaire : l’objectif a-t-il été atteint ? Oui ou non ? Peu importe les moyens mis en œuvre, tant que le résultat est là.

Mais cette logique, centrée sur le court terme, montre vite ses limites. Elle ignore les coûts invisibles de l’action : surcharge cognitive, dispersion de l’attention, fatigue chronique. Ce que l’on gagne en apparente performance, on le perd souvent en qualité d’engagement, en durabilité ou en équilibre personnel.

C’est ainsi que, paradoxalement, une organisation peut afficher de bons indicateurs de performance tout en dégradant son capital humain. En 2019, une grande enseigne de la distribution française a fait l’objet d’une enquête interne : malgré des objectifs commerciaux atteints trimestre après trimestre, le taux d’absentéisme avait doublé en deux ans, et les départs volontaires s’étaient multipliés. Les équipes tenaient les délais, mais au prix d’une intensification des tâches, de journées à rallonge, et d’un stress chronique peu régulé. L’apparente efficacité masquait une inefficience globale, où la performance immédiate cannibalisait la pérennité.

Efficience : atteindre un objectif avec discernement

L’efficience, c’est autre chose. Il s’agit d’atteindre le même objectif qu’un professionnel efficace, mais avec un moindre coût en ressources : temps, énergie, attention, budget, charge mentale, compétences mobilisées, impact environnemental.

C’est la capacité à produire un résultat en limitant le gaspillage, en réduisant les efforts superflus, en ajustant les moyens sans excès ni gaspillage.

Lorsque les marges de manœuvre sont imposées sans concertation, les salariés peuvent percevoir la démarche d’efficience comme une contrainte supplémentaire, voire comme une forme de réduction déguisée des moyens. Ce sentiment est d’autant plus vif lorsque les décisions sont prises à huis clos, au sein des comités de direction, sans tenir compte du vécu opérationnel. Loin de renforcer l’engagement, cela génère souvent frustration, désengagement, voire résistance passive. L’efficience risque alors de se réduire à un mot d’ordre managérial, perçu comme un outil de contrôle, au lieu d’être un levier d’autonomie, d’intelligence collective et de responsabilisation.

Autrement dit, l’enjeu n’est pas seulement de « bien faire les choses », mais aussi de permettre aux équipes de comprendre pourquoi et comment les faire mieux, tout en les écoutant pour ajuster les méthodes et répondre à leurs besoins réels.

À titre d’exemple, l’entreprise Decathlon a mené ces dernières années une politique d’amélioration continue inspirée du lean management, qui a permis à plusieurs de ses équipes logistiques de réduire significativement le nombre d’étapes dans la gestion des stocks. Résultat : des délais raccourcis, moins de tâches répétitives, une baisse notable de la fatigue physique des salariés. Même volume d’activité, mais mieux réparti, mieux pensé. Une illustration concrète d’efficience au quotidien.

Cependant, l’impact sur la charge mentale n’est pas systématiquement positif. Si certaines équipes ont témoigné d’un soulagement lié à la suppression de tâches redondantes, d’autres ont exprimé une inquiétude face à la montée en compétence nécessaire pour gérer les nouveaux outils ou assumer une plus grande autonomie. Un rapport interne de 2022, relayé par le média spécialisé L'Usine Digitale, souligne que le succès de ces démarches repose sur l’accompagnement au changement et la transparence des objectifs. Sans cela, l’efficience peut devenir source de stress supplémentaire.

Cette notion, issue à l’origine de l’économie industrielle, trouve aujourd’hui un écho dans les pratiques professionnelles individuelles. Un salarié efficient ne cherche pas à multiplier les heures ou les efforts, mais à mieux les canaliser : il priorise, automatise, délègue, élimine l’inutile. Il devient plus sélectif dans ses actions, plus conscient de la valeur de son attention. Il ne s’économise pas, mais il se régule.

Pourquoi cette distinction devient-elle nécessaire ?

Parce que le contexte a changé. L’intensification du travail, la démultiplication des sollicitations numériques, la porosité entre sphère pro et sphère perso ont mis sous tension les individus. Le temps devient une ressource critique, mais la capacité de concentration, la juste gestion de son énergie et la qualité de présence le sont tout autant.

L’Institut Sapiens (https://www.institutsapiens.fr/) estimait en 2023 que plus de 60 % des cadres français passaient au minimum deux heures (ou plus) par jour en réunions inutiles ou mal préparées. Par ailleurs, la DARES (https://dares.travail-emploi.gouv.fr/) signale une hausse continue des troubles liés au stress et à la surcharge mentale. Dans ce contexte, continuer à vouloir "être efficace coûte que coûte" devient contre-productif.

Manager efficace ou manager efficient ?

Pour un manager, la différence entre efficacité et efficience se traduit directement dans sa posture au quotidien. 

Le manager efficace atteint ses objectifs en pilotant l’activité et en coordonnant les actions. 

Le manager efficient, lui, agit en plus sur les conditions de réalisation : il veille à ce que les moyens soient adaptés, que l’énergie de l’équipe soit canalisée sur l’essentiel, et que les efforts puissent être maintenus sans surchauffe ni épuisement, en respectant les capacités réelles des individus et les rythmes propres à chaque équipe. Concrètement, il fixe des objectifs clairs mais atteignables, il organise les temps collectifs de façon structurée, il ajuste les charges de travail, et il crée un environnement propice à la récupération et à la concentration des efforts sur les tâches à forte valeur ajoutée. 

Vers une culture de l’efficience

Adopter une posture efficiente suppose un changement de paradigme. Cela commence souvent par un retour aux fondamentaux :

  • Clarifier ses priorités, plutôt que de courir après toutes les urgences.

  • Organiser ses journées de manière à aménager des séquences de concentration profonde, entrecoupées de moments de récupération physique et mentale. Ces respirations permettent de maintenir un niveau d’attention soutenu, de gérer plus finement son énergie, et de prévenir la fatigue cumulative qui altère la qualité de présence et de décision.

  • Mettre en place des rituels simples (revue hebdomadaire, micro-pauses, tri régulier des tâches).

  • Cultiver une relation plus saine au temps : il ne s’agit pas de « gagner » du temps, mais de mieux l’habiter.

Ce n’est plus seulement accumuler des heures en signe d’engagement. Ce n’est plus simplement une affaire de bonne gestion du temps pour atteindre des objectifs. Ce qui devient déterminant aujourd’hui, c’est la capacité à ajuster et canaliser son énergie avec discernement : identifier ses pics de vitalité, respecter ses cycles naturels, et organiser ses tâches en fonction de son niveau d’engagement disponible. Car c’est souvent l’énergie, et non le temps, qui détermine la qualité d’une action. 

Le temps est linéaire, identique pour tous ; l’énergie, elle, fluctue, selon les moments de la journée, l’état physique et émotionnel, et la nature des tâches. C’est une ressource intime, instable, et pourtant déterminante pour maintenir un niveau de performance soutenable sans glisser vers l’épuisement. L’entreprise américaine Johnson & Johnson, par exemple, a mis en place des programmes d’éducation à la gestion de l’énergie inspirés des travaux de Jim Loehr, psychologue de la performance, et Tony Schwartz, consultant en leadership, qui ont montré que l’alternance entre effort et récupération, à la manière des sportifs de haut niveau, s’avère précieuse pour accompagner une performance durable. Ces initiatives ont permis d’améliorer non seulement l’engagement des salariés, mais aussi leur bien-être perçu et leur performance mesurée.

Savoir repérer les moments où l’on est le plus lucide, le plus créatif ou le plus disponible permet de mieux agencer ses tâches, d’éviter l’usure mentale et d’optimiser ses efforts. L’efficience passe donc par une meilleure écoute de soi, une capacité à alterner phases d’engagement et de récupération, et à s’appuyer sur ses pics d’énergie plutôt que de les ignorer. Il ne s’agit pas non plus de viser une perfection gestionnaire. Il s’agit de travailler de façon plus lucide, plus cohérente, avec ses ressources personnelles comme avec les exigences de son environnement.

Alors que l’attention est constamment sollicitée et que les contraintes sont nombreuses, l’efficience managériale constitue un véritable levier pour gérer au mieux les ressources disponibles, assurer des conditions de travail équilibrées et prévenir l’épuisement.  Ce qui compte désormais, c’est la qualité de l’investissement, l’impact des actions et la capacité à agir de façon alignée, pertinente et durable.

La question n’est plus seulement de savoir si l’on a été productif, mais plutôt comment cette productivité a été atteinte, de manière à la rendre pérenne sans tout épuiser.

Philippe Leclair

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