Sous pression, qui prend les commandes ?
Un ingénieur m’a posé récemment une question aussi honnête que révélatrice :
« Je comprends l’intérêt d’être dans ses sensations corporelles pour un sportif de haut niveau… mais pour un manager, dans l’urgence, seule la réflexion me semble utile et nécessaire. »
Il concevait cette démarche dans le sport de haut niveau, où la gestion du corps fait partie de la performance. Mais selon lui, dans un contexte professionnel, il suffit de prendre un moment pour réfléchir, d’activer le raisonnement, et le cerveau reprendra naturellement le dessus. À ses yeux, une personne formée et rationnelle sait garder le contrôle : les émotions, selon lui, sont rapidement cadrées par le raisonnement et la réflexion.
Ce qu’il exprimait là, c’est une croyance largement partagée dans les sphères de l’ingénierie, du management et de la stratégie : face à la pression, seul le cerveau pense, seul le raisonnement compte.
Quel lien peut-on faire entre la conscience corporelle et l’efficacité décisionnelle dans un contexte de pression stratégique, relationnelle ou émotionnelle ?
Ce questionnement est d’autant plus intéressant qu’en entreprise, le corps reste souvent le grand oublié. On l’utilise pour se déplacer, s’asseoir, encaisser… mais on lui fait rarement une place dans la réflexion stratégique.
Le corps capte ce que le cerveau ne formule pas encore
Les neurosciences, notamment les travaux du neurologue Antonio Damasio, ont mis en évidence un fait contre-intuitif : nos décisions, même les plus rationnelles en apparence, sont guidées par les émotions, et donc par des signaux corporels. Dans L’erreur de Descartes, Damasio explique que les marqueurs somatiques — ces sensations physiques associées à des expériences vécues — constituent une sorte de boussole intérieure qui oriente nos choix, en particulier quand l’incertitude ou la pression temporelle rendent l’analyse logique difficile.
Prenons deux exemples bien documentés. Un pompier vétéran, dans un incendie, ordonne soudain une évacuation sans pouvoir justifier son choix : quelques secondes plus tard, le plancher s’effondre. Un médecin urgentiste "sent" qu’un patient va s’arrêter de respirer, malgré des constantes vitales stables, et anticipe l’intubation. Dans les deux cas, le corps a détecté des signaux faibles, liés à des expériences passées, et a déclenché une réaction intuitive, plus rapide que toute analyse rationnelle.
Le corps, un système d’alerte avancée
En entreprise, cela se traduit différemment mais tout aussi concrètement. Un manager peut ressentir une crispation dans la gorge avant une négociation, une tension dans le ventre à la lecture d’un e-mail conflictuel, ou un léger vertige face à une décision trop précipitée. Ces signaux corporels ne sont pas de simples gênes : ce sont des alertes précoces, des informations sensibles que le raisonnement n’a pas encore formalisées.
Ces phénomènes sont aujourd’hui mieux compris grâce à la recherche en neurosciences et en psychologie cognitive. Par exemple, le psychologue Gary Klein, spécialiste de la prise de décision en conditions extrêmes, a montré dans ses travaux sur la reconnaissance de schémas (Recognition-Primed Decision Model) que de nombreux experts prennent des décisions rapides non pas grâce à un raisonnement analytique, mais en s’appuyant sur des intuitions corporelles issues d’une expertise tacite.
Autrement dit : dans l’urgence, le corps est un système d’alerte avancée.
Il ne remplace pas la réflexion, mais l’enrichit et l’oriente. L’ignorer, c’est se priver d’un capteur ultra-performant intégré à notre propre système nerveux.
Se reconnecter à ses appuis corporels : un levier d’ancrage et de clarté
Lorsque le stress monte, le corps réagit en mode survie. Notre système nerveux autonome, en particulier sa branche sympathique, déclenche un état d’alerte : le rythme cardiaque s’accélère, les muscles se tendent, la respiration devient saccadée. C’est la fameuse réponse « combat ou fuite », héritée de notre évolution. Mais dans un bureau, une réunion de crise ou un appel avec un client mécontent, fuir ou combattre n’est pas toujours une option utile.
C’est ici qu’intervient la théorie polyvagale, développée par le neuroscientifique Stephen Porges. Elle explique qu’il existe une autre voie de régulation : la branche ventrale du nerf vague. Elle favorise un état de sécurité, de connexion sociale et de clarté mentale. Cette branche ne s’active pas avec le mental, mais à travers des signaux corporels : respiration profonde, ancrage physique, détente musculaire.
Prenons un exemple concret : un dirigeant que j’accompagne m’a raconté qu’avant chaque prise de parole stratégique, il prenait deux minutes seul pour marcher pieds nus dans son bureau, respirer profondément et ressentir le poids de son corps sur le sol. Non pas par superstition, mais parce qu’il sait que cela réduit immédiatement son stress, et améliore sa présence face à son auditoire.
Ce geste simple active une forme de recentrage que l’on retrouve dans les pratiques de pleine conscience, ou chez les professionnels de terrain — pompiers, pilotes, urgentistes — qui apprennent à réguler leur système nerveux dans l’action. Revenir à ses sensations d’appui, sentir sa respiration, se connecter à la stabilité du sol sous ses pieds : ce n’est pas un luxe, c’est une stratégie de lucidité.
Comme le résume Jon Kabat-Zinn, pionnier de la méditation de pleine conscience ("Prendre soin de soi pour mieux vivre avec les autres"): « Vous ne pouvez pas arrêter les vagues, mais vous pouvez apprendre à surfer. »
Le lien corps-mental : une boucle de rétroaction à piloter
Le mental agit sur le corps, mais le corps agit tout autant sur le mental. Ce principe est un pilier de l’entraînement mental : notre physiologie influence notre psychologie, et inversement. Quand je travaille avec des dirigeants, des coachs sportifs ou des cadres sous pression, je commence souvent par leur faire expérimenter des ajustements posturaux simples. Ils sont souvent surpris de constater qu’un redressement de la colonne vertébrale, un relâchement des épaules ou une respiration plus ample suffisent à changer leur perception d’une situation stressante.
Les recherches du psychologue social Amy Cuddy ont popularisé cette idée avec le concept de "power posing" : adopter une posture ouverte et affirmée pendant deux minutes pourrait modifier notre taux de testostérone et de cortisol, influençant ainsi notre sentiment de confiance et de contrôle. Bien que certaines de ses premières affirmations aient été nuancées par des recherches ultérieures, l’idée fondamentale reste solide : nos postures corporelles influencent notre attitude mentale.
Ce n’est pas tant une question d’hormones que de perception de soi : se tenir droit, occuper l’espace, respirer profondément donne accès à une forme de stabilité intérieure. Ce phénomène a été corroboré par d'autres études en psychologie sociale, notamment celles portant sur la théorie de l’embodiment (ou "cognition incarnée" ) qui explore comment notre posture, nos mouvements et nos sensations corporelles influencent nos pensées, nos émotions et nos comportements.
Cette approche a été développée notamment par Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, auteurs de L’inscription corporelle de l’esprit. Ils y défendent l’idée que notre cognition n’est pas seulement logée dans le cerveau, mais émerge de l’interaction constante entre le corps, le système nerveux et l’environnement.
Ces études prennent tout leur sens dans la vie professionnelle : un manager qui se tient voûté, en apnée, les muscles tendus, aura naturellement plus de mal à avoir une pensée claire, ouverte, stratégique. À l’inverse, un corps aligné, présent et oxygéné crée un terrain favorable à la lucidité et à l’adaptabilité.
Des chercheurs français, comme le neurobiologiste Pierre-Marie Lledo, directeur du département neurosciences à l’Institut Pasteur, explique que le cerveau humain, loin d’être un système fermé, est un organe relationnel profondément enraciné dans le corps, en interaction constante avec nos organes, nos muscles, notre respiration et nos perceptions sensorielles: « le cerveau, pour bien fonctionner, a besoin de se synchroniser avec les rythmes du corps ». Il souligne ainsi l’importance de cette boucle sensorimotrice pour la prise de décision, l’attention, et même la créativité.
« Ce qui se passe dans notre corps influence ce que nous pensons, et inversement.»
Autrement dit, le corps n’est pas un simple support du cerveau : il en est le partenaire actif et indispensable.
En résumé : ces recherches montrent que pour garder la tête froide dans l'urgence, il faut savoir mobiliser son corps intelligemment. Le corps n’est pas seulement le réceptacle passif de nos tensions ; c’est un outil actif de régulation. Savoir respirer, se tenir droit, relâcher ses épaules ou ressentir ses appuis, c’est aussi stratégique que d’analyser des données ou peser les arguments d’une décision. Sans cette présence corporelle, la pensée s'emballe, les émotions prennent le dessus, et les décisions perdent en justesse.
Dans l’urgence, c’est souvent cette boucle qu’il faut court-circuiter consciemment. Si vous entrez tendu dans une réunion décisive, le risque est grand que vos pensées tournent en boucle : peur du jugement, de l’échec, des conséquences. En revanche, si vous prenez trente secondes pour poser vos deux pieds au sol, sentir l’air qui entre et sort de vos narines, relâcher la mâchoire… vous offrez à votre mental une chance de sortir de l’emballement.
Un exemple frappant : lors d’un atelier que j’animais avec des managers confrontés à des prises de décision critiques, l’un d’eux m’a confié qu’il avait pris l’habitude, avant chaque moment clé, de "descendre dans son bassin". Comprendre : arrêter de cogiter, sentir ses appuis, respirer dans son ventre. "C’est comme si je reprenais les commandes de l’intérieur", m’a-t-il dit. Voilà exactement l’effet recherché : revenir à soi pour mieux décider.
Cela s’entraîne, comme on entraîne une compétence technique
Tout commence par une capacité indispensable : savoir s’observer. Être conscient de ce qui se passe à l’intérieur de soi, au moment même où cela se passe. Repérer les tensions qui montent, le souffle qui se bloque, le cœur qui s’accélère, ou encore l’envie de fuir une situation inconfortable.
Cette conscience de soi n’est pas innée : elle s’entraîne. Et c’est justement ce que font les sportifs de haut niveau, les militaires ou les professionnels de l’urgence.
Dans les sports d’élite, la performance ne repose pas uniquement sur la technique ou la force physique. Ce qui fait la différence, c’est la capacité à rester lucide et présent dans les moments critiques. C’est pourquoi les athlètes de haut niveau s’entraînent à observer leurs sensations corporelles en temps réel, à réguler leur respiration, à stabiliser leur posture, à se recentrer mentalement. Les travaux de Jean Fournier, psychologue du sport à l’INSEP, montrent que les sportifs qui pratiquent régulièrement l'entraînement mental et la pleine conscience développent une meilleure capacité d'autorégulation émotionnelle sous pression.
De la même manière, les forces spéciales ou les pilotes de chasse, souvent confrontés à des situations de vie ou de mort, intègrent systématiquement la régulation corporelle dans leurs protocoles de préparation. Le général Pierre de Villiers, ancien chef d’état-major des armées, insiste d’ailleurs dans ses interventions sur l’importance du calme intérieur, du recentrage et de la maîtrise de soi dans les environnements extrêmes.
Et cette logique s’applique aussi à l’entreprise. Dans un environnement où les décisions se prennent sous contrainte, où la pression est constante, où les émotions peuvent court-circuiter la pensée, former des leaders capables de s’observer, de se réguler et de s’ancrer dans leur corps devient un enjeu de performance durable. Ce n’est pas un luxe de coach ou une technique de bien-être : c’est un levier stratégique pour décider juste, dans le moment, malgré la pression.
Il m’arrive souvent, en observant un dirigeant crispé avant une prise de parole ou un collaborateur débordé par une surcharge émotionnelle, de penser : « Ce n’est pas de plus d’idées qu’il a besoin, mais d’un retour à lui-même. »
Penser juste commence souvent par sentir juste. Le corps, ce compagnon silencieux, capte les signaux faibles, absorbe les tensions, et parfois nous parle plus vite que notre mental n’analyse. Il ne s’agit pas de faire du corps un nouvel outil de performance — il l’est déjà, depuis toujours — mais de réapprendre à l’écouter, à le respecter, à en faire un partenaire éclairé dans nos décisions, surtout quand tout s’accélère. Car sous pression, notre corps parle — parfois avant même que nous ayons le temps de réfléchir. Il signale, il oriente, il stabilise.
Savoir s’ancrer, respirer, relâcher les tensions, prendre conscience de ce qui se passe en soi — voilà autant de micro-gestes simples mais décisifs. Et cela s’apprend, comme toute compétence stratégique.
Alors la vraie question est peut-être celle-ci : êtes-vous prêt à considérer votre corps comme un partenaire de votre performance ?
Philippe Leclair
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