L’effet boomerang du manager « toujours positif »

« Allez, on garde le sourire ! No problems, only solutions. » Si vous êtes manager, il y a de fortes chances que vous ayez déjà prononcé cette phrase. Par réflexe, par volonté de rassurer, d’entraîner, de maintenir l’énergie du collectif. Aujourd'hui, dans un environnement professionnel obsédé par l'efficacité et les résultats, la pensée positive peut devenir une arme aussi tentante que trompeuse pour le manager moderne. Un manager au sourire inoxydable, capable de motiver ses troupes en toute circonstance, même au bord du chaos logistique ou de la crise de nerfs.

Tout va bien. Vraiment ?

Mais que se passe-t-il quand ce positivisme devient une posture systématique ? Quand la consigne implicite est de ne jamais montrer le moindre signe de doute ou de fatigue ? C’est là que le boomerang commence son vol de retour.

Les dérives du positivisme forcé

Des travaux européens viennent confirmer ces effets. Une étude de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA, 2022) a mis en évidence les risques liés aux environnements émotionnellement contraints. Lorsque les salariés se sentent obligés d’adopter des émotions positives — au détriment de leur vécu réel — les indicateurs de stress, d’absentéisme et d’épuisement augmentent significativement.

En France, les analyses de la DARES (Ministère du Travail) soulignent que les organisations valorisant uniquement la posture optimiste affichent souvent un écart entre le discours RH et la réalité vécue. Cela génère une forme de dissonance cognitive, source de mal-être et de  démotivation.

Un témoignage publié dans Le Soir, quotidien belge, donne un visage humain à ce phénomène : un cadre raconte comment son entreprise exigeait de toujours rester « enthousiaste », même lors d’une vague de licenciements. Incapable d’exprimer son mal-être, il s’est muré dans le silence, jusqu’à l’arrêt maladie.

Le premier effet boomerang, c’est le clivage émotionnel. Quand le manager impose un discours trop lisse, trop optimiste, il crée un décalage avec la réalité vécue par ses collaborateurs. Ce décalage peut éroder la confiance. Le message implicite devient : « Tes difficultés n’ont pas leur place ici. »

Deuxième effet : la perte de crédibilité. Une posture de positivisme excessif peut être perçue comme déconnectée, artificielle, voire manipulatrice. Là où le manager croit être inspirant, l’équipe entend : « Il ne voit pas ce qu’on vit. »

Troisième effet : le refoulement émotionnel du manager lui-même. À force de devoir afficher un enthousiasme de circonstance, même en pleine tempête, il finit par s’éloigner de ses propres ressentis. Cela peut conduire à de la fatigue mentale, de l’isolement, voire à un épuisement silencieux.

Et enfin, un effet plus subtil mais tout aussi réel : le rejet par les collaborateurs. Face à un manager trop positif, certains adoptent une posture cynique ou résignée. Comme un mécanisme d’autodéfense.

Quand les émotions positives deviennent une obligation, le stress et l'épuisement ne tardent pas à suivre.

Un autre modèle : leadership sincère et lucidité constructive

Alors que faire ? Il ne s’agit pas de sombrer dans le négativisme ni de transformer le manager en éponge à émotions. Mais d’oser une voie du milieu : l’authenticité maîtrisée.

Ce positionnement est soutenu par plusieurs approches européennes du management. Par exemple, les travaux de Vincent de Gaulejac, sociologue, soulignent l’importance de reconnaître les tensions et conflits intérieurs pour développer un leadership sincère. Dans La sociologie clinique, il montre que nier ses émotions, ou celles des autres, empêche la création de relations professionnelles authentiques et durables.

Par ailleurs, certaines recherches sur les pratiques managériales en Scandinavie mettent en avant une culture du leadership fondée sur la confiance, la transparence émotionnelle et la responsabilité partagée. Ces approches valorisent la capacité du manager à reconnaître les tensions, à verbaliser ses difficultés avec mesure, et à favoriser une communication sincère. Cela rejoint les observations de chercheurs comme Geert Hofstede (ancien professeur à l’Université de Maastricht) ou Michel Kalika (professeur émérite à l’IAE Lyon et cofondateur de Business Science Institute), qui ont étudié les styles de leadership dans différents pays européens, mettant en lumière l'impact d'une posture émotionnellement authentique sur l'engagement des équipes.

Ainsi, un manager peut dire : « Oui, la situation est tendue. Oui, je ressens de la pression moi aussi. Mais voilà comment on peut avancer ensemble. » Ce type de message ne démoralise pas. Il humanise. Il donne de la légitimité aux émotions de chacun, tout en maintenant le cap.

Il s’agit de passer d’une logique d’image à une logique de relation. De troquer le sourire de circonstance contre la présence sincère. D’intégrer que le vrai leadership se joue souvent dans ces moments où l’on ose dire : « Ce n’est pas facile, mais je suis là. »

Le positivisme managérial n’est pas un mal en soi. Il devient toxique lorsqu’il devient injonction.

C’est dans la nuance, dans la justesse, dans l’émotion partagée et assumée que se joue le leadership durable. Il ne se construit pas dans le déni du réel, mais dans la lucidité partagée. Et si, au lieu de dire « tout va bien », on commençait par se demander : « Comment pourrait-on, ensemble, affronter cette situation ? ».

Philippe Leclair

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