Votre temps est fixe. Votre énergie, elle, fluctue.
On croit que l’efficacité professionnelle dépend d’un bonne gestion de son temps. On s’équipe d’agendas, d’application de productivité, on fait des to-do lists, on suit des formations sur la gestion du temps, … pour être plus organisé, plus rationnels, plus efficaces….La journée nous happe avec des réunions, des mails, des rapports à rédiger, des appels téléphoniques, des visio, …. et nous renvoie le soir avec un sentiment diffus et biaisé d’un travail inachevé, parfois même perçu comme inefficace, qui nous pousse, insidieusement, à poursuivre nos tâches une fois rentrés chez nous, sous prétexte d’y trouver davantage de calme!
Mais un fait s’impose aujourd’hui : dans un environnement saturé d’une multitude de notifications, d’informations, de micro-décisions, de réunions, organiser son agenda ne suffit plus.
La véritable question n’est plus « À quelle heure vais-je faire ceci ? » mais « Dans quel état vais-je le faire ? »
Le temps est un cadre, pas une ressource.
Le grand malentendu: “tout est plus simple aujourd’hui”
En apparence, nous vivons l’âge d’or de la simplification:
Agenda, météo, banque, billets de train, messages, photos, actualités, paiements en ligne…tout est accessible en un clic, sans frontière et sans délai.
Un “OK Google” ou “Dis Siri” suffit pour programmer un rappel, envoyer un message, allumer la lumière…. quelques mots, et tout s’active.
Teams, WhatsApp, Messenger, Instagram… tout devient partageable, synchronisé, instantané.
Trouver un restaurant, un hôtel, une assurance ? Les réservations se font en quelques secondes.
Selon McKinsey (2023), ces technologies pourraient nous faire gagner jusqu’à 45 % de temps dans nos routines quotidiennes.
Formidable ?
Pas vraiment, car cette simplification technique s’accompagne d’une complexification émotionnelle :
des alertes push qui déclenchent des micro-décharges d’adrénaline,
des publications “parfaites” sur les réseaux qui induisent des comparaisons permanentes,
des paroles publiques relayées comme des vérités qui réduisent notre capacité à réfléchir par nous-mêmes,
des flux d’actualités saturés d’incertitudes économiques et d’informations anxiogènes.
Le rapport de l’OCDE L’impact des technologies numériques sur le bien-être (2024) le souligne clairement : l’usage intensif du numérique augmente le stress perçu, la surcharge informationnelle et l’hyper-stimulation émotionnelle, en particulier lorsque les notifications et les flux ne sont pas régulés.
En clair : la facilité technique libère du temps… mais elle consomme de l’énergie émotionnelle. Et cette énergie, bien plus que le temps, est devenue la ressource la plus fragile et la plus déterminante de nos journées.
Un changement de paradigme :
La gestion de l’énergie prime sur celle du temps
Et le corps, pendant ce temps ? Il encaisse.
Comme l’explique le Dr Jean-Yves Paton dans ses travaux sur la respiration fonctionnelle (Bien respirer pour mieux apprendre, Hachette Éducation ; Réseau Canopé), l’anxiété modifie la mécanique ventilatoire : la respiration devient plus courte, plus haute, plus inefficace.
Résultat : l’oxygénation cérébrale diminue, ce qui affecte directement l’attention, la stabilité émotionnelle et la qualité des décisions.
Lorsque le stress numérique s’installe, le mental traite davantage… mais le corps respire moins. L’énergie chute.
La taxe émotionnelle : ce coût ignoré des interruptions et de l’épuisement
Chaque notification sonore, chaque message non lu, chaque réunion virtuelle à venir ou relation ambiguë active une micro-réponse du système limbique, le centre émotionnel du cerveau. Ce n’est pas un séisme, mais une érosion continue.
Une analyse de l’Université de Montpellier (2024) explique que les interruptions numériques (appels, messages, alertes) créent des “ruptures de fluence cognitive”. À chaque interruption, le cerveau doit abandonner une tâche en cours, réorienter son attention, puis reconstruire le fil mental perdu. Ce processus répétitif augmente la charge cognitive et génère du stress.
Et les émotions accélèrent l’épuisement :
La colère vide les réserves en cortisol,
L’inquiétude consomme de l’énergie en continu,
La culpabilité augmente la rumination
La peur active l’hypervigilance,
La frustration bloque la respiration.
Ces micro-fuites émotionnelles se multiplient avec les décisions non prises, qui restent en suspens et s’accumulent. Elles ne sont pas tranchées, clarifiées ou finalisées. Le cerveau les traite comme des processus en cours, même quand on croit être passé à autre chose.
Les travaux du psychologue Roy Baumeister montrent que notre capacité d’autocontrôle repose sur un capital d’énergie mentale limité. Chaque sollicitation entame ce capital. Les tâches non terminées continuent d’activer le cortex préfrontal, la zone de la planification et de l’arbitrage, jusqu’à 30 % de plus qu’une tâche finalisée.
Comme un onglet laissé ouvert sur un ordinateur, elles consomment de l’énergie de fond en continu. J’appelle cela la dissipation mentale : passer d’une tâche à l’autre sans jamais vraiment clôturer. Ce n’est pas du multitâche, c’est du gâchis énergétique.
Une de mes clientes, directrice dans un grand groupe, l’a exprimé parfaitement : « Le soir, quand je fais le bilan, j’ai la sensation de n’avoir pas été productive… alors que je n’ai pas arrêté. » Un ressenti fréquent chez les managers sous pression : ce qui épuise, ce n’est pas la quantité de travail, mais les onglets restés ouverts.
Le matin, le cerveau est clair, stable, lucide. À midi, il est saturé d’interruptions, de multitâche, de messages flous, de micro-choix inutiles, de tensions latentes. L’après-midi, la fatigue s’installe. Ce n’est pas physique : c’est décisionnel. Baumeister estime que nous ne disposons que de 2 à 3 heures de pleine capacité d’arbitrage par jour. Le reste se dissipe en micro-gaspillages imperceptibles – mais redoutablement énergivores.
Pour un marathonien, ce serait comme brûler tout son glycogène sur un faux plat : au moment du vrai effort, l’effondrement est assuré.
Le paradoxe du numérique: plus d’outils, moins de stabilité intérieure
Nous disposons aujourd’hui d’outils numériques d’une efficacité inédite pour faire plus vite et de façon plus simple.
Mais un paradoxe s’installe : à mesure que la technologie se perfectionne, elle complexifie notre état interne.
Nous gagnons du temps, mais pas du calme.
Nous réduisons l’effort, mais pas l’incertitude.
Nous automatisons, mais nous multiplions les dilemmes.
Tony Schwartz, pionnier de la performance durable, l’avait anticipé dès 2003 dans The Power of Full Engagement.
Il rappelait ce principe devenu central : « L’énergie, et non le temps, est la ressource fondamentale de la performance humaine. »
Vingt ans plus tard, les données lui donnent raison. Selon une synthèse publiée dans Harvard Business Review (2019), les utilisateurs intensifs d’outils numériques rapportent 40 % de stress supplémentaire.
Le numérique nous prend la tête, littéralement. Il sature notre mental.
Et si nous le laissons prendre le dessus, nous perdons ce point d’appui intérieur qui nous permet de rester stables, lucides et souverains dans nos choix.
Le véritable enjeu : changer de paradigme
Le modèle de la “gestion du temps” ne tient plus face à la fragmentation permanente de nos journées. Notre époque ne nous vole pas notre temps : elle nous disperse notre énergie.
Ce qui nous manque, ce ne sont pas des heures, mais de l’énergie disponible au bon moment : émotionnelle, cognitive, attentionnelle, physique.
Dans un environnement qui vide notre énergie plus vite que nous ne la restaurons, le défi n’est plus d’ajouter des plages à un agenda déjà surchargé, mais de préserver l’état interne qui rend ces plages réellement utiles et productives.
C’est là un changement de paradigme profond : gérer son énergie est devenu plus important que gérer son temps.
En plaçant la gestion de l’énergie au cœur de nos journées, nous protégeons ce qui nous permet de tenir, d’avancer et de décider, avec bien plus d’efficacité et de productivité qu’au terme de journées interminables, impeccablement organisées… mais portées par un mental épuisé et le sentiment d’être vidé!
Philippe Leclair
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