Sur-réaction et leadership: un duo à haut risque
Dans de nombreux comités de direction ou réunions managériales, la scène est devenue familière : un dossier qui tarde, une remarque qui déplaît, une situation qui échappe au plan prévu… et le manager se crispe. Un ton qui monte, un soupir appuyé, parfois une colère franche. Cette sur-réaction, qui dépasse l’enjeu réel du moment, interroge. Pourquoi ces débordements semblent-ils plus fréquents aujourd’hui, et surtout, quels en sont les effets sur le manager lui-même et sur ses équipes ?
Une société de plus en plus réactive
Les dirigeants et managers que j’accompagne en coaching m’en parlent : leurs seuils de tolérance se sont réduits. Ce qui, il y a dix ou quinze ans, aurait été perçu comme une contrariété mineure est désormais vécu comme un obstacle presque insupportable.
Les causes sont multiples :
Un contexte de pression continue. Les organisations évoluent dans un environnement de crise et d’urgence permanente : objectifs révisés en cours de route, reporting incessant, restructurations successives. Dans cette ambiance, chaque imprévu est ressenti comme une menace supplémentaire.
Un état de fatigue chronique. Hyperconnexion, sollicitations numériques jour et nuit, sommeil écourté, déplacements répétés : le corps fonctionne en mode « survie ». Dans cet état, le seuil de réactivité est abaissé, comme un système nerveux constamment sur la défensive.
Des croyances rigides. Beaucoup de managers entretiennent, souvent sans s’en rendre compte, des injonctions absolues : « il faut que tout soit sous contrôle », « si ce n’est pas parfait, c’est raté ». Ces pensées, qui peuvent sembler d’une exigence justifiée, deviennent un piège en contexte incertain. Elles ferment la porte à l’adaptation et alimentent une intolérance grandissante à la frustration.
Résultat : le manager se transforme en alarme hypersensible. Un retard de 10 minutes ou un changement de dernière minute prend des proportions démesurées. Pour lui le contretemps n’est plus un aléa normal de la vie professionnelle, mais un signe de désordre intolérable.
Le coût personnel de la sur-réaction
Sur le moment, "laisser éclater" sa colère peut donner l’impression d’une reprise en main. Mais cette stratégie, loin de renforcer le manager, l’affaiblit en profondeur.
Sur le plan physique, la sur-réaction déclenche une cascade physiologique : montée d’adrénaline, accélération cardiaque, crispation musculaire. Le corps reste marqué bien après l’incident. Certains managers sortent de réunion trempés de sueur ou avec la nuque raide, comme après un sprint… sauf qu’ils n’ont pas produit d’énergie constructive.
Sur le plan psychologique, une forme de culpabilité s’installe. « J’ai été trop loin », « je me suis laissé emporter », « je n’ai pas montré l’image que je voulais donner ». Cet auto-jugement nourrit un cercle vicieux : plus la culpabilité grandit, plus l’irritabilité revient vite.
Sur le plan relationnel, l’impact est encore plus marqué. Les collaborateurs n’oublient pas les explosions répétées. Ils adaptent leur comportement : prudence, autocensure, dissimulation d’informations pour éviter "d’appuyer sur le bouton rouge". Progressivement, le manager perd en crédibilité et surtout… en visibilité sur la réalité de son équipe.
En clair : la sur-réaction donne une illusion de puissance immédiate, mais mine la santé, la confiance et l’autorité réelle du leader.
Quand la sur-réaction devient contagieuse
Une émotion exprimée par un manager ne reste jamais cantonnée à lui. Les neurones miroirs, identifiés par les neuroscientifiques italiens Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, expliquent pourquoi nous ressentons automatiquement l’état émotionnel de celui qui nous fait face.
Concrètement, quand un manager s’emporte :
L’équipe se crispe : postures fermées, visages tendus, baisse du niveau d’énergie collectif.
La créativité se bloque : la peur de mal faire ou de déplaire inhibe toute prise de risque.
L’initiative disparaît : mieux vaut se taire ou faire le minimum que de risquer une nouvelle tempête.
L’état interne du leader devient l’état émotionnel de l’équipe.
Maîtrisé ou subi : le choix lui appartient!
Ainsi, une sur-réaction ponctuelle se transforme en climat émotionnel durable. L’air devient "lourd", la prudence excessive gagne du terrain, et certains collaborateurs finissent par se désengager.
J’ai accompagné plusieurs équipes où les talents les plus créatifs avaient quitté le navire… non pas en raison d’objectifs trop élevés, mais à cause du climat émotionnel instauré par un manager trop réactif.
Le paradoxe est frappant : en pensant remettre son équipe "dans le droit chemin", le manager obtient l’effet inverse, démobilisation, perte d’énergie et affaiblissement du collectif.
Retrouver son pouvoir d’action : un apprentissage et un entraînement
La bonne nouvelle, c’est que la sur-réaction n’est pas une fatalité. Elle se régule. Mais cela suppose de savoir se placer en position “méta”, c’est-à-dire d’observateur de soi, et de développer un véritable entraînement, à la fois corporel et mental.
Du réflexe automatique à l’observation consciente
La régulation émotionnelle devient possible quand le leader cesse d’être prisonnier de ses tensions physiques et mentales.
Dans mon approche pédagogique, trois leviers simples mais efficaces s’imposent :
Le corps comme capteur: Le corps "sait" avant le mental. Mâchoires qui se serrent, respiration qui se bloque, épaules qui se crispent : autant de signaux précoces. Les reconnaître, c’est entendre l’alarme avant l’incendie. Intervenir à ce moment-là permet d’éviter l’escalade émotionnelle et de reprendre la main sur la situation.
Le mental comme filtre: Nos pensées automatiques colorent instantanément la réalité. Transformer un « tout va mal » en « il y a un contretemps, mais nous allons trouver une solution » change radicalement l’intensité émotionnelle. C’est un véritable travail d’hygiène mentale, proche de celui d’un sportif qui apprend à rester concentré malgré le bruit du stade.
La respiration comme régulateur: La respiration est un outil physiologique direct pour apaiser le système nerveux. Un simple exercice de cohérence cardiaque peut ramener en deux minutes calme et lucidité. J’encourage les managers que j’accompagne à pratiquer cette technique quotidiennement, pour qu’elle devienne un automatisme en situation de tension.
Ces trois leviers exigent une pratique régulière, comme une préparation physique. Mais les bénéfices sont considérables : davantage de sérénité, une crédibilité renforcée, une énergie préservée.
Du manager réactif au leader stable
La sur-réaction n’est pas la marque d’un caractère fort, mais celle d’un déséquilibre intérieur. Dans un environnement complexe et incertain, ce n’est pas celui qui crie le plus fort qui entraîne son équipe, mais celui qui incarne la stabilité.
Le manager qui apprend à se réguler devient un catalyseur de calme. Il inspire confiance, crée un climat de sécurité psychologique et soutient la performance durable.
Il cesse d’être un exportateur de stress pour devenir un leader qui rend son entourage plus solide, plus autonome, plus responsable.
En d’autres termes, il passe du statut de réacteur à celui de stabilisateur. Et c’est ce qui fait, aujourd’hui plus que jamais, la différence entre un simple manager et un véritable leader.
Philippe Leclair
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